Être diabétique et participer à une épreuve olympique de ski d’endurance est un véritable défi. Mais l’histoire de Kriss Freeman prouve que rien n’est impossible. Il s’est confié à notre journaliste Lucie Cortes, avant les JO de Sotchi.

 

Le sentier de neige sous mes skis était magnifique: un parcours de 20 kilomètres ondulant à travers les vallées et les forêts de la campagne suédoise; le type de piste où j’aime skier pour le plaisir. En ce jour de mars 2002, une randonnée tranquille était la dernière chose que j’avais en tête. Je suis un skieur olympique de ski de fond, et je skiais au delà de mes possibilités.

 

Pendant presque tout le XXe siècle, les européens ont dominé le ski de fond.
Les Américains arrivaient en général dans les derniers aux épreuves internationales. Mon but, mon rêve, était de changer cela. J’avais été béni des dieux avec un corps d’athlète idéal pour skier et je voulais utiliser ce don.

 

J’étais bien placé, en seizième position. J’arrivais en haut d’une colline, prêt à sprinter vers le peloton de tête quand soudain je me senti défaillir. Mes jambes ne me soutenaient plus :
«Non, pas maintenant» ! J’essayai de passer à la vitesse supérieure, d’utiliser cette réserve supplémentaire d’énergie à laquelle font appel les athlètes de haut niveau. Mais je n’y arrivais pas, pas cette fois là. «Je me heurtais à un mur». Cela peut se produire quand vous avez déjà utilisé toutes vos réserves de sucre stocké. Cela commence par des étourdissements et puis vous commencez à transpirer à outrance, jusqu’à ce que vous soyez tellement épuisé que vous ne pouvez plus bouger. Chaque coureur doit y faire face. C’est pourquoi tous les 10 km environ, des ‘’aides’’ se tiennent sur le côté de la piste pour vous donner des boissons énergétiques.

J’avais besoin d’une de ces boissons plus que quiconque. J’étais le seul coureur diabétique,
plus enclin que les autres à avoir des besoins. Je me suis dirigé vers le bord de la piste où mon médecin se tenait debout avec une boisson sucrée. Je l’ai attrapée au passage, et je l’ai laissée tomber par mégarde. J’ai vu le liquide se dissoudre dans la neige sans pouvoir intervenir.

Devant moi se trouvait une autre montée très raide. A mi-chemin j’ai commencé à vaciller.
Les skieurs passaient devant moi à gauche et à droite. J’avais besoin d’un remontant. Désespéré, à la limite de l’évanouissement, j’ai foncé sur la première personne que j’ai vue tenant une bouteille. Un entraîneur Russe. «Donne-moi ça!», je lui ai crié, tendant le bras pour prendre la boisson énergétique. L’entraîneur recula sa main : «C’est pour mon athlète», me dit-il. Je pris la boisson quand même. «J’en ai plus besoin que lui», ai-je dit en m’excusant, et je l’avalais d’un trait. Au moment où je me suis remis en piste, j’étais placé en cinquantième position environ.

C’en était terminé du podium.

Cette nuit-là, je me demandais si ma carrière était terminée… Avant même d’avoir commencé pour de bon. Mon esprit dériva, en août 2000, au centre de formation de l’équipe de ski des États-Unis à Park City dans l’Utah. L’entraîneur m’avait appelé alors que je me dirigeais vers ma séance d’entraînement du matin :

 

«Tu dois aller faire un test sanguin», me dit-il, «Pourquoi?», demandais-je.
Je me sentais très bien, plus que bien; les skieurs de classe mondiale font partie des athlètes les mieux préparés. «Tout le monde doit y passer, pas moyen d’y couper, Kris». «Je déambulais dans le centre médical où le médecin de l’équipe avait rempli quelques tubes de mon sang. Rien d’important… Je suis retourné à l’entraînement et n’y ai plus pensé. Quelques jours plus tard, le coach m’a dit que le médecin avait appelé : « Elle a dit qu’il y avait une irrégularité dans ton sang et ils ont besoin de faire un suivi. Elle veut que tu vois un endocrinologue demain à Salt Lake City. Ce n’est probablement rien.

 

Deux heures de route aller et retour, une heure pour le rendez-vous. C’était trois heures de temps d’entrainement en moins. Je fulminais. Je suis entré dans le bureau de l’endocrinologue en pensant: quelle perte de temps!

Le médecin a piqué le bout de mon doigt avec un testeur de glucose. Il jeta un regard au cadran. «Ouais, a t-il dit, vous êtes diabétique».  Le médecin aurait aussi bien pu me poignarder dans le cœur. J’ai posé la seule question qui m’importait : «Serais-je encore capable de skier ?».

Réponse cinglante, «Pas au niveau auquel vous aspirez, aucun diabétique n’a jamais réussi aux Jeux Olympiques dans un tel sport d’endurance». Le médecin n’arrêtait pas de parler mais mon cerveau s’était arrêté. Gagner une médaille olympique pour mon pays…C’était le rêve de ma vie et aucune maladie ne pourrait me l’enlever.

Je suis rentré à Park City en état de choc. «Comment ça s’est passé ?», me demanda mon entraîneur. J’ai vaguement marmonné quelque chose en passant devant lui.

Pourquoi cela m’arrivait-il ? Il n’y avait pas d’antécédents de diabète dans ma famille. Le médecin m’avait dit que même si mon pancréas produisait encore un peu d’insuline, j’étais bel et bien malade. Il était difficile d’y croire, je me sentais parfaitement bien.

Je me dirigeai vers la piste pour mon après-midi d’entraînement mais je gardais mes distances envers  mes coéquipiers,  je ne voulais pas qu’ils me voient pleurer.

Karl-Freeman2Mon premier réflexe a été de me battre. Je connais mon corps mieux que n’importe quel médecin. J’ai commencé à lire tout ce que je trouvais sur le diabète. Et j’ai appris que s’il y avait jamais un moment où une personne pouvait gérer son diabète, c’était bien maintenant. L’insuline à action rapide venait d’arriver sur le marché, les moniteurs de glucose étaient beaucoup plus performants et il y avait de grands progrès dans les sciences nutritionnelles et sportives.

J’ai cherché sur Internet un athlète d’endurance diabétique, quelqu’un qui pourrait être une source d’inspiration.

Le nageur olympique Gary Hall Jr, qui a remporté une médaille d’or pour le 50 mètres nage libre aux Jeux de 2000 et 2004, est diabétique. Mais nager 50 mètres prend environ 20 secondes.

On est loin d’une épreuve d’endurance.

Je décidais donc d’être le premier diabétique à réussir au plus haut niveau sur une épreuve d’endurance.

C’est alors que mon pancréas a complètement arrêté de fonctionner. J’ai été mis à l’insuline et j’ai commencé à m’injecter des doses (jusqu’à 12 fois par jour pour contrôler mon taux de sucre). L’entraîneur de l’équipe de ski m’a dit qu’il ne pouvait plus m’aider étant donné mon état.

J’ai cherché un nouvel entraîneur et un nouveau médecin, des gens prêts à m’aider à trouver la meilleure façon de faire face à la concurrence non diabétique, à m’aider à réaliser mon rêve et être un athlète olympique.

Apprendre à équilibrer la glycémie par l’insuline est difficile pour quiconque, mais pour moi c’était encore plus difficile en raison de l’immense effort que je demandais à mon corps.

Je tombai dans la dépression. J’en étais là, à 20 ans, avec un corps qui n’était plus entièrement fonctionnel. J’ai continué à m’entraîner et mon classement national est resté élevé, mais le stress mental et physique provoqué par le diabète m’épuisait.

J’ai fréquenté des groupes de soutien pour diabétiques pour trouver de l’aide. Tout ce que j’y ai trouvé était de la compassion et de la compréhension. Mais je n’avais pas besoin de compassion. J’avais besoin de réponses, comment manger, comment m’entraîner en vue d’une performance maximale. La frustration me dévorait de l’intérieur. Un jour, un entraîneur a essayé de me donner des indications sur les techniques de course, Je lui ai hurlé dessus. Mais alors même que je criais, je pensais : «Qu’est ce que tu fais ?
Il essaie seulement de t’aider.»

Puis j’atteins la place de cinquantième en Suède, ce qui me dévasta. Ma pire crainte se réalisait: je ne serais jamais un champion olympique.

Je savais que je ne pouvais pas continuer comme ça. Je ne suis pas un de ces athlètes qui ont recours à la prière, mais une nuit alors que j’étais couché dans mon lit, je me mis à prier, ma seule voie de secours. Je me suis réveillé le lendemain matin avec une nouvelle détermination.

 

J’avais non seulement reçu un corps de skieur, mais aussi le cœur
et l’âme d’un champion. Tout ce dont j’avais besoin pour réaliser mon rêve.
Je suis allé voir un psychologue. Il me semblait comprendre qui j’étais et qui je voulais être. Un jour après une de nos séances, je montais sur mes skis et fonçais sur une piste, pas tant pour m’entraîner que pour réfléchir.

 

Les bois étaient silencieux et magnifiques. Glisser à travers eux m’apaisait. Je pensais à ce que le psychologue m’avait dit: «Ne cédez pas à la négativité. Ayez confiance en vous et en vos dons, et vous trouverez un moyen».

J’ai commencé à travailler avec un nouveau médecin. Ensemble, après beaucoup d’essais et d’erreurs, nous avons trouvé un régime qui a été efficace pour moi. Il m’a équipé d’une pompe à insuline qui s’attache à mes triceps ou le bas du dos avec un adhésif spécial qui peut résister à la sueur de l’effort. Nous avons conçu un régime à haute teneur en calories et faible en glucides à base de fruits, de légumes et de protéines maigres. Et j’ai trouvé un nouvel entraîneur qui croyait en moi et m’aidait à réaliser tout mon potentiel.

Le 22 Janvier 2014, j’ai été sélectionné par l’équipe des États-Unis pour participer aux Jeux de Sotchi. Ce sera mes quatrième Jeux Olympiques d’hiver. On dit souvent que les skieurs de fond atteignent leur apogée autour de 30 ans. J’ai 33 ans. Je ne peux pas vous dire comment ni pourquoi, mais je peux le sentir – ces Jeux pourraient bien être les miens !

Extraits avant les JO de Sotchi.

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Note de la rédaction : Ces Jeux n’ont finalement pas été les meilleurs pour Kriss, mais même s’il n’est pas monté sur le podium, il s’agit d’une prouesse pour n’importe qui de pouvoir concourir au niveau olympique, et encore plus pour un diabétique. Kriss Freeman est la preuve vivante que le diabète ne doit empêcher personne de vivre pleinement sa vie.